Par Joost Smiers, professeur de sciences politiques à la Utrecht School of the Arts (Pays-Bas) et co-auteur d’un essai intitulé Imagine there’s no copyright and no cultural conglomerates too…
Qui a le droit et la capacité d’interdire à une autre personne d’utiliser un bien, d’exprimer ses connaissances ou de laisser libre cours à sa créativité? Le système du droit à la propriété estil justifié, en particulier dans le domaine de l’expression des connaissances et de la créativité, ce que nous nommons en général les droits de la propriété intellectuelle, et plus spécifiquement le droit d’auteur?
Contrairement à d’autres types de propriété, les connaissances et les expressions artistiques sont non rivales, c’est-à-dire que de nombreuses personnes peuvent les «utiliser» simultanément, sans en diminuer le caractère ou la valeur. Le fait que de nombreuses personnes utilisent un algorithme ou jouent une mélodie ne diminuent ni leur valeur, ni leur efficacité. Ils peuvent être partagés sans que cela ne pose problème pour l’expression en elle-même. En outre, pour avoir un droit à la propriété, il faut pouvoir déterminer de manière claire et nette ce qui fait partie de la propriété et ce qui n’en fait pas partie. Or, si l’on s’intéresse aux créations de l’esprit humain, on s’aperçoit qu’il est presque impossible de convenir de limites claires. Une part importante de ce qu’une personne « invente » ou « crée » provient en réalité d’inventions ou de créations antérieures. Tout ce que l’on construit trouve son origine dans des idées passées et dans un patrimoine commun de connaissances et de créativité préexistant.
Prenons un exemple: tous les films de Disney s’inspirent d’histoires qui font partie de notre patrimoine commun. Pourtant, nous devons accepter ces films tels qu’ils ont été réalisés et nous n’avons pas le droit d’en faire autre chose. Au lieu d’être des citoyens actifs, nous sommes condamnés à rester des consommateurs passifs. Alors que, dans toutes les cultures, il a toujours été normal que les artistes et les inventeurs utilisent le travail de leurs prédécesseurs. Dans nos sociétés occidentales, avec le système du droit d’auteur, nous sommes en train de geler la vie culturelle et de privatiser ce qui devrait être un terrain commun au service du discours social.
Avons-nous besoin de ces grandes entreprises, qui dominent les marchés mondiaux, que nous ne pouvons contrôler, qui cherchent à maximiser leurs bénéfices sans prendre en compte les conséquences?
Dans la plupart des cas, les multinationales sont des obstacles qui empêchent les citoyens d’avoir leur mot à dire sur la gestion des processus économiques, sociaux et culturels. Les conséquences de ce contrôle monopolistique sont effrayantes. Les quelques groupes dominant l’industrie culturelle ne diffusent que les oeuvres artistiques ou de divertissement dont ils détiennent les droits. Ils se concentrent sur la promotion de quelques stars, investissent massivement sur elles et gagnent de l’argent sur les produits dérivés. En raison des risques élevés et des exigences de retour sur investissement, le marketing est si agressif que les autres créations culturelles sont évacuées du paysage mental de beaucoup de peuples. Au détriment de la diversité des expressions artistiques, dont nous avons désespérément besoin dans une perspective démocratique. En effet, ce système tend de plus à augmenter l’asymétrie entre le Nord et le Sud de la planète. Comme l’explique l’universitaire James Boyle, pour acquérir le droit de propriété intellectuelle, un artiste doit faire ses preuves.
Cette exigence favorise de manière disproportionnée les pays développés. Ainsi le curare, le batik, les mythes et la danse lambada s’envolent des pays en voie de développement sans aucune protection, alors que le Prozac, les pantalons Levi’s, les romans de John Grisham et Lambada, le film, y reviennent protégés par un ensemble de lois sur la propriété intellectuelle. James Boyle, Shamans, software and spleens.
Law and the Construction of information society , Harvard University Press, Cambridge MA, 1996.
Ce sont les droits de propriété intellectuelle qui permettent aux entreprises de conserver leur position dominante sur le marché: la connaissance et la créativité représentent leur capital et les moyens qu’elles emploient pour contrôler ce qui sera développé comme produits et expressions créatives. Par conséquent, nous devons abolir ce le système du droit de la propriété intellectuelle, et plus particulièrement le droit d’auteur et les brevets … ainsi que leurs multinationales.
Suis-je en train d’oublier que les artistes et les inventeurs devraient pouvoir vivre de leur travail et que, pour cette raison, ils ont besoin des droits de la propriété intellectuelle? Pas du tout. En vérité, le droit d’auteur ne garantit pas un salaire décent à la plupart des artistes.
Seules quelques vedettes calibrées font fortune. De plus en plus d’économistes, travaux à l’appui, soulignent que l’expansion des droits d’auteur favorise plus les investisseurs que les créateurs et les interprètes. En fait, 90 % des revenus collectés à ce titre vont à 10 % des artistes. En supprimant le droit d’auteur et l’industrie culturelle – déterminant le goût commun par la promotion de leurs vedettes – la situation redeviendrait « normale » pour les artistes. Ils pourraient de nouveau trouver des débouchés et des publics différents, dans leur entourage et à une échelle globale via Internet; ils pourraient ainsi gagner normalement leur vie, et même plus.